delta studio

ZADIGACITÉ

Morgane Tschiember – Baptiste Rabichon

du 07.10 au 10.12.2017

 

La notion de sérendipité, ou son équivalent, la Zadigacité, n’est pas toujours représentée à sa juste mesure dans le cadre des discours portant sur l’art. En s’appliquant à la faculté de faire des découvertes fortuites, elle semble davantage associée à des innovations techniques ou scientifiques, sinon à des champs liés à la connaissance : ainsi de la pénicilline, des rayons X, de la découverte de l’Amérique, ou des lois de la gravitation…Or, on oublie parfois qu’elle est particulièrement propice à la caractérisation des processus de création en général, donc à l’art, en intégrant dans son principe des notions de hasard, d’accident ou d’erreur, en parallèle avec une volonté plus ou moins affirmée d’obtenir des résultats à partir d’un protocole établi en amont.

C’est dans ce contexte que l’espace Delta Studio présente le travail de deux artistes attentifs aux questionnements portant sur la genèse des processus créatifs, bien qu’ils soient sensiblement distincts l’un de l’autre. Morgane Tschiember et Baptiste Rabichon se différencient, en effet, au niveau de leur champ d’investigation, l’une s’emparant d’un langage volumique, l’autre développant une œuvre bidimensionnelle. À de nombreux égards, cependant, si l’on passe outre l’opposition de principe entre sculpture et photographie, on s’aperçoit que c’est la complémentarité plus que la dissemblance qu’il faut retenir. En outre, force est de constater que cette convergence ne renvoie nullement à une forme d’unité dans les modes d’apparition du principe de sérendipité, loin s’en faut ; elle affirme, en revanche, un rapport de connivence inattendu, contingent et occasionnel, comme pour dire que c’est l’exposition toute entière qui fait œuvre de sérendipité, constatant après-coup que se sont prolongées des perspectives tout à fait durables et pertinentes, suite à la mise en relation de deux artistes qu’un certain nombre d’éléments distinguent.

D’un point de vue formel, il faut donc relever que les deux pratiques résonnent assez bien l’une avec l’autre. On songe par exemple à la récurrence de certaines couleurs, comme cette teinte rose qui traverse l’exposition en faisant écho à des nuances souvent très saturées dans certaines compositions de Baptiste Rabichon. On songe également à la relative correspondance entre les rappels géométriques qui figurent sur certains tirages photographiques, avec la structure en arrête qui soutient les bulles de verre de Morgane Tschiember (Bubbles). De même, on peut parfois être frappé par la façon avec laquelle les shibaris de cette dernière, sculptures de céramique ligotées et suspendues parfois à hauteur de visage, réverbèrent les trames filamenteuses et les masses colorées qui se dessinent dans les photographies de Baptiste Rabichon, comme si l’un et l’autre s’observaient à travers une vitre invisible.

Ce jeu de correspondance formelle connaît sans doute ses limites ; quelque chose nous dit pourtant qu’elle est la résultante de complicités beaucoup plus souterraines, ne serait-ce parce qu’il polarise, de part et d’autres, des façons d’élaborer l’œuvre autour de notions liées à l’incertitude, à l’aléatoire, peut-être aussi au caractère irréversible du temps. Chez Baptiste Rabichon, le fait de s’intercaler en amont dans le processus de développement photographique, en œuvrant à même l’obscurité sur une surface encore vierge, par l’introduction d’objets, d’éléments chimiques ou de faisceaux lumineux déambulatoires, lui permet de produire des images résolument abstraites. Surtout, en procédant par tâtonnement, au gré des combinaisons parfois hasardeuses que lui offrent les éléments dont il dispose, dans le noir, il aborde le processus de création en tant que phénomène oscillant entre clairvoyance et surprise, un peu comme le feraient les représentants des méthodes expérimentales scientifiques, lesquelles visent à valider une hypothèse après maintes expériences. Jouant des paramètres et des circonstances tout en cadrant avec une image mentale préalable, il en résulte des paysages inattendus et favorables à de nombreuses spéculations interprétatives.

On retrouve également chez Morgane Tschiember cette tension entre construction anticipée et dérobade ; peut-être aussi entre ordre et désordre, comme le suggèrent les bulles de verre dont l’apparente fragilité, la morphologie hésitante, l’impression de chute imminente, contraste avec la rigidité de la structure métallique et géométrique qui les maintient. Dans le même ordre d’idée, les shibaris suspendus ou les amas de mousse et de cire posés à même le sol, en évacuant la question du socle, paraissent comprimés par des forces invisibles. Inscrites dans une forme d’autonomie et sujettes à des pressions physiques de tout ordre, les pièces semblent vouées à elles-mêmes, comme pour restreindre l’intervention de l’artiste en affirmant une vie indépendante qui poursuit son cours. On relève ainsi, chez Morgane Tschiember, la volonté de déplacer certains paradigmes de la sculpture – la constitution d’une œuvre unie et achevée, l’idée de socle et de verticalité, l’intervention d’une gestuelle claire et décidée, ou encore l’impression de compacité – vers d’autres réalités faisant intervenir une dimension temporelle et organique. En particulier, l’introduction d’une forme d’élasticité donne le sentiment d’une émancipation à l’égard d’une sculpture physique et matérielle, au profit d’une œuvre où des paramètres temporels permettent de penser la courbure de l’espace, un peu comme le figurerait le passage de la théorie de la gravitation traditionnelle à celle de la relativité générale, incluant une attention spécifique à l’imperfection, l’irréversibilité et l’incertitude.

Ainsi, la sérendipité ou la zadigacité n’a sans doute pas de forme ; tout au plus s’inscrit-elle dans un ordre d’idée. Pourtant, il devient tentant, dans le cadre de cette exposition, de faire l’hypothèse d’une concordance formelle, même infinitésimale, de façon à entrevoir ce que pourrait décrire une esthétique de la sérendipité. Parmi les critères qui la qualifierait, celles de fluidité ou de plasticité mériteraient sans doute d’être mises en avant, ne serait-ce parce que les projections de matière chez Baptiste Rabichon répondent aux morphologies malléables et relâchées de Morgane Tschiember, de même qu’une idée d’écoulement temporel est constamment corrélée à l’incertitude des dénouements. À l’image de l’exposition, une telle esthétique ne manquerait pas d’interpeller, car elle enclencherait des questionnements volatiles en s’appuyant sur des intentions persévérantes.

Julien Verhaeghe